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L'ECOEUREMENT littérature bd politique cinéma art
2 juin 2008

Contre-Discours de MAI

CussetCe qu'embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers

de François Cusset

aux éditions Actes Sud

(Questions de Société)

Dans le cours du mois de Mai 2008, on a décidément beaucoup parlé de son cadet de quarante ans, soit pour en vanter les faux mérites (à la Glucskmann, Béachel et consorts), soit encore pour en pourfendre les prétendues victoires (à la Sarkozy, Finkielkraut et compagnie) qui seraient responsables de tous les malheurs actuels qui parcourent, réellement et concrètement, eux, la surface sociale française, européenne, et, à tout bien considérer, mondiale. Tous ces prêtres affichent la plupart du temps sans honte et toujours avec un rictus de cadavre leur trahison à la cause, comme on dit, icelle trahison d'ailleurs ne date pas d'hier. Au moins Sarkozy peut-il se prévaloir de n'avoir pas eu à trahir pour assumer ses deux religions : le pouvoir et le capitalisme. Au coeur de cet acharnement à falsifier le joli mois : la volonté de dissimuler, entre autres, qu'un tel écart, quelle que soit la forme nécessairement différente qu'il pourrait prendre, est encore possible, et bien sûr un entêtement opiniâtre à se maintenir dans les postes obtenus par la grâce de la plus basse traîtrise - juste aux côtés du prince, généralement comme conseillers. Or c'est tout l'intérêt du livre de François Cusset que de rétablir certaines vérités sur Mai 68 : les révoltés qui lancèrent des pavés, occupèrent leurs usines et leurs universités, avaient d'abord pour objectif d'en finir avec le capitalisme et le pouvoir étatique ; leur combat ne fut pas simple, et s'il fut festif, il n'en fut pas moins violent, parfois, et courageux, souvent ; si on s'y est certes amusé, on s'y est surtout battu, on y a pris des coups, on s'y est fait embarquer en panier à salade ou en ambulance ; et si on s'y est trompé en ne prenant pas le pouvoir au moment où cela semblait possible, c'est aussi parce qu'on y était radicalement contre toutes les espèces de domination, parce qu'on y voulait recaler la moindre hiérarchie sociale, la moindre catégorie majoritaire et préétablie. Bref, l'ouvrage est comme le complément indispensable à celui de Régis Debray, en ceci qu'il ne commet pas l'erreur d'envisager le mois de Mai au regard de ses tristes suites, mais pour lui-même absolument, en tant qu'il fut une véritable commune, la seconde, et en tant que son "reste" au combien pénible doit plus à sa défaite et sa fin qu'à sa substance propre, comme écart réellement révolutionnaire.

    Ici aussi, toutefois, il nous faut poursuivre avec un "MAIS" conjonctif, car si François Cusset évite l'erreur d'un Debray (pas encore pitoyable mitterrandiste à l'époque où il écrivait son livre), il en commet une autre, en comprenant pour l'essentiel 68 à l'aune de la théorie deleuzienne, disons de la désidentification et de la dispersion, et en lui attribuant des qualités qu'elle n'a pas. Il ne s'agit pas ici de négliger une telle lecture de "l'événement", en la renvoyant au rencart où gisent à bon droit beaucoup d'autres. Cette "interprétation" n'est probablement pas mensongère, mais elle écarte trop aisément une lecture plus hégelienne et marxienne de l'écart soixante-huitard. Pour le dire simplement, s'il y a fort à parier que la désidentification et la dispersion susdites eurent bel et bien lieu, il est plus hasardeux d'y voir l'un des enjeux majeurs de la révolution. Il appert bien plutôt qu'elles en signèrent l'échec - ce que d'ailleurs François Cusset entrevoit dans son livre, sans en tirer les conséquences. La désidentification n'a pu venir qu'en cours de route, comme résultat de la confusion grandissante, et finalement comme dispersion où les paroles des uns n'arrivaient plus aux oreilles des autres, et vice versa, tirant fatalement le "mouvement" vers le tombeau de sa désunion fatale. Car la désidentification deleuzienne finit seulement par déshériter l'homme de sa propre histoire, elle l'en dépossède en le désingularisant, et cette désingularisation s'avère nécessairement sans phrase, non pas une sortie heureuse des catégories sociales abstraites imposées par la domination, mais la porte ouverte à toutes les catégorisations plus ou moins nouvelles, comme au retour plus ou moins différemment des anciennes - d'où qu'on a pas tardé à voir apparaître des féministes réclamant la liberté de travailler plutôt que la fin du travail salarié, des homosexuels exigeant d'avoir droit au mariage, des punkistes postulant une absence de futur, et obtenant bientôt satisfaction, et j'en passe. La désentification, c'est le point clef de la défaite du mois de Mai 68, qui ouvre à tous les clonages, c'est-à-dire au retour de la domination dans le corps même de tous les bientôt futur-ex-révoltés, et c'est par là plutôt la promesse d'un devenir restaurateur que d'un devenir révolutionnaire. L'homme qui est sans histoire est aussi sans révolution, et prêt à accueillir sans s'en apercevoir toutes les restaurations, ces dernières lui tombant toujours sur la tête. Qui plus est, et pour finir, à faire entendre qu'une commune de l'ampleur du moi de Mai fut une "irruption" soudaine, parfaitement inattendue, presque inopinée, une fois encore presque sans histoire, c'est-à-dire sans passé, sans "travail" préparatoire, François Cusset laisse dangereusement accroire qu'une telle révolution peut naître au monde comme une génération spontanée - or nous savons depuis Pasteur au moins ce qu'il en est d'une telle spontanéité à venir à la vie : elle n'existe jamais. Et puis à la fin, qu'ont-ils fait pendant tant d'années avant 1968, les surréalistes, les lettristes, les Adorno, les Bataille, les "socialistes ou barbarie", et surtout les situationnistes, sans oublier les communistes révolutionnaires et tant d'autres, sinon s'évertuer "utilement" à préparer et provoquer la révolution, souvent d'abord dans l'isolement et la plus grande précarité, parfois dans la souffrance, et toujours sans perdre de vue l'horizon "utopique" à atteindre.

Léolo

Extraits du livre : 1 - Alors qu'on nous décrit toujours, autre mensonge, les jeunes de 68 jetant le vieux monde d'un seul geste facile, comme on se débarrasserait d'une breloque obsolète, d'une peau morte. Devenir minoritaire, et de façon aussi multiple, face à l'étau de pareilles majorités n'est pas chose facile, et ne l'a jamais été. Mai 68, par son irruption stupéfiante, montre juste que c'est possible, en une leçon cruciale pour aujourd'hui, dans l'étau qui est le nôtre quarante ans plus tard.

2 - Et la vraie devise de 68 sur le travail, du moins dans le mouvement étudiant, ne renvoie pas à sa décrispation, à sa revalorisation personnelle ou même à son autogestion : c'est "Ne travaillez jamais !" Les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello ont bien montré que, pour se retrouver mises au service de l'entreprise moderne des années 1980 par les consultants en management et les pionniers des ressources humaines, certaines "valeurs" de mai 68 telles que l'invention de soi, la créativité débridée, les vertus de l'esprit critique, l'audace affective ou le nomadisme généralisé ont d'abord dû être coupées de leur logique politique, arrachées à leur contexte historique, et repeintes aux couleurs de l'entreprise comme seul horizon humain : ces mots d'ordre de la "critique artiste (ou existentielle) de la société ne pouvaient passer dans l'entreprise qu'une fois débranchés de l'autre moitié indissociable de l'esprit critique de mai, la "critique sociale" avec sa visée politique.

François Cusset

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