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L'ECOEUREMENT littérature bd politique cinéma art
30 janvier 2007

1962-1996

« La musique savante manque à notre désir »

Je revois l’enterrement, le cimetière tout entier tombe, son couvercle surtout, gris neutre absolu, je n’avais jamais vu le ciel si indifférent - le curé fait le minimum, il sait que François était athée. Ni nuages ni soleil, rien, comme le rien sur le visage de son ex-femme et de ses deux filles. On dit « il fait beau, il fait mauvais », mais là ni bien ni mal ni beau ni laid, rien, comme ce que ressentent sa mère et sa sœur. Et puis deux oncles, Laéti et moi – ce ciel, bordel, ce linceul plomb. Il n’y a que Laéti et moi qui pleurions.

- « Vous connaissiez François depuis longtemps ? » hasarde son ex-femme sans écouter la réponse. Elle se retourne pour moucher le nez de son aînée, pourtant propre et sec, elle non plus ne pleure pas, elle pense :

8h30 : amener les enfants à l’école (sac de piscine pour Chloé)

9h30 : club de Taï-Chi

11h30 : aller chercher les enfants à l’école

14h00 : enterrement de mon ex-mari (reparler du canapé à Nadine)

- « Allons, allons, ça va aller » dit sa mère en me prenant le bras, elle repense à cet horrible canapé rouge dont elle parlait il y a cinq minutes…

14h00 : enterrement de mon fils

16h00 : passer à Conforama (canapé)

17h30 : RdV chez le Dr Reymond (amener radio de ma vessie)

21h00 : « Les oiseaux se cachent pour mourir », sur TF1

- « Mamie, quand est-ce qu’on rentre ? » (« Bob l’éponge » 16h sur M6)

Et le couvercle est refermé, et tu retourneras poussière.

Je me revois penché sur le cercueil, mâchoire et poings serrés, et le frisson de rage électrisant le dos –enfin c’est ce que je suppose, Laéti ayant reculé d’un pas en croisant mon regard. Pourtant aujourd’hui cet instant me semble plutôt calme, bien découpé, bien vertical –c’est étrange, la mémoire. Bref : à ce moment-là penché sur son cercueil, j’avais envie de casser la gueule à tous ces cons même pas émus par la mort de mon pote, et je me suis promis d’écrire un texte sur lui ; j’aurais mis dix ans à tenir ma promesse, mais voici.

Tous les hommes ont droit à la Mémoire. Petit linceul de mots, « tombeau de M. François Nicol, musicien, 1962-1996 » – il aurait fait la même chose pour moi, un linceul d’oiseaux, aurait composé un petit truc gracieux en mon nom, dix ans plus tard peut-être lui aussi..

( Quand j’écris « François », il faut aussi entendre : « les années 70 » ; par exemple si j’écris : « François est mort, on a même pas recherché l’assassin » ; ou : « François s’est beaucoup drogué, pour la fête d’abord puis, très vite, pour l’oubli » François était profondément un fils des années 70, pendant lesquelles il a été adolescent ; il en avait gardé le romantisme, le panache, la naïveté, choses difficiles à comprendre pour un fils des cyniques années 80 comme moi.)

François portait en lui Keith Jarrett et le disco, Gilles Deleuze et BHL

Les années 70, mon ami, repose en paix.

Je mettais en scène mon second texte de théâtre, 4 des 6 comédiens que j’avais réuni étaient également musiciens, il y avait là Saxo, Flûte, Guitare et Violoncelle, il nous fallait donc de la musique. Guitare avait François pour professeur, m’a dit qu’il accepterait de composer pour nous, l’a fait venir.

Je revois la petite salle ou nous répétions, son calme, son éclairage insuffisant, mais quelles belles ombres portées sur le parquet.

Je revois l’arrivée de François, deux guitares sous un bras, un ampli un sac de partitions sous l’autre, trempé par la pluie, crevé, posant son fardeau sitôt entré, s’ébrouant : un pur-sang las de jouer au cheval de trait. Il avait l’air de revenir d’un très long voyage, et effectivement…

Il avait divorcé il y a moins d’un an, le tribunal avait comme d’habitude confié leurs deux filles à la mère. Le tribunal et son ex-femme, et sa propre mère, avaient rendu leur jugement : il était un salaud de poète ; on connaît la définition moderne du mot « poète » : « irresponsable qui ne base pas toutes ses décisions sur des critères économiques »

Dans un premier temps, il avait bien sûr accusé le coup, intériorisé le jugement rendu : je suis un déviant indigne de procréer, égoïste et autiste. Mes prétentions artistiques sont le masque snob de mon manque de cœur et de ma mégalomanie puérile. Il est légitime qu’on m’enlève mes enfants, mon immaturité me rend inapte à les élever, la Société a raison.

Puis l’étape deux : je reprends la vie de célibataire là ou je l’avais laissé : la fête, la baise insouciante. Et, bien vite : Les gamines je ne peux pas, question d’oreille, hier en boîte j’avais beau me concentrer sur la vue, les robes que la sueur leur colle au cul lorsqu’elles dansent, j’ai fini par partir, après quatre whiskies : leur musique débile, leurs voix criardes, impossible. Les femmes célibataires de mon âge n’en parlons pas, à peine embrassées dans le cou elles présentent l’addition, bébé et maison, je suis pauvre et j’ai déjà des gosses, très peu pour moi. Bref c’est fini la baise insouciante, l’époque a changé, ou bien c’est moi, ça revient au même, passons.

Etape trois : j’ai toujours joué la musique des autres, blues-rock puis jazz puis classique, comme on dit, enfin c’est idiot ces catégories, la musique est une, il faudrait une synthèse. Une musique ni trop savante ni trop spontanée, je l’ai rêvé sans la rencontrer, je l’entends, pourtant, je l’ai dans la tête. Le moment est venu : j’ai la solitude, j’ai la maturité. Composer. C’est putain de dur. Par ou commencer ?

Puis Guitare l’a appelé pour lui dire que l’on cherchait un compositeur, il est venu, il a vu on lui a plu : un projet décontracté, sans enjeu social ou financier trop lourd, mais avec des instrumentistes de bon niveau : ce qu’il cherchait.

Bien sûr, il venait d’encore un peu plus loin…

Une heure avant l’enterrement, chez sa mère. Les meubles cirés, les patins pour le parquet, la pendule et le crucifix, l’odeur d’encaustique. Thé et petits gâteaux secs, la mère à sa belle-fille : « bienvenue au club ! ». Elle veut parler du club des veuves, elles rient, elles se comprennent.

Et le portrait du père dans le hall, face à la porte d’entrée (on entre ici par la mort) : Lieutenant-colonel Joseph Nicol, 1914-1980, képi et moustache. Né avec la guerre, donc ; soldat de 26 ans au moment des pleins pouvoirs à Pétain ; avait 48 ans à la naissance de François ; François avait juste 18 ans à sa mort.

Autre portrait, petite photo sur le buffet, François torse nu pantalon de toile, cheveux longs au vent guitare acoustique à la main, il fait très beau, il est jeune et très beau. Je l’ai toujours connu usé physiquement par la drogue, l’alcool, les soucis, je n’aurais jamais pensé qu’il avait été si solaire, si archange. «  A vingt ans je voulais être un rolling stone », il m’avait dit, et il en aura été un, cette photo l’atteste. J’agrandis mentalement le cadre, il y a hors-champ, à sa gauche assise dans l’herbe, fumant un joint d’herbe, une fille aux cheveux bruns et longs, aux seins lourds et nus, elle l’écoute jouer  Wild horses .

Puis ils iront sous la tente, en contrebas, sous le noisetier, il se fera un shoot d’héroïne, elle le sucera très longtemps ; il faudra bien ça pour oublier l’encaustique, les collabos, les veuves, la mort organisée.

(Les années 70 ont enfin achevé le XIXème siècle, mais elles y ont laissé leur peau.)

Je suis assis sur la plage, j’écris, avec mon doigt, le prénom de François sur le sable ; des passants le liront peut-être avant que l’eau ne l’efface, ou peut-être pas, c’est la loi.

La mémoire est un océan, le souvenir une marée, l’écriture une nuit de pleine lune. Les vagues scintillent comme autant de clins d’œil, l’écume frissonne à même la moelle épinière, la marée charrie les objets oubliés, disques et partitions, ils échouent sur le sable. Je dois en faire un château de sens et de son, je vais essayer.

L’enregistrement, copié par François, des suites pour violoncelle de Bach par Bylsma, ou l’on entend son souffle, et le bruit des doigts de sa main gauche sur les cordes,qui donnent une couleur bluesy, bleutée en français, à l’audition.

Le requiem de Mozart dirigé par Bruno Walter, réécouté trois fois depuis que j’ai commencé ce texte, avec ce kyrie sublime, les basses braises couvant sous la cendre, explosant en aigus orgueilleux, la marée reflue et renaît, phénix de feu liquide.

L’enregistrement de François, seul à la guitare, mai 96 –andante, capprichio arabe, prélude et fugue, improvisation - est une corrida. La mort est le taureau, elle décrit des cercles d’arpéges de ses gros sabots, cercles d’enfer, flammes and Co. Mais le calme héros, courbé sur sa guitare, regardait le silence et ne daignait rien voir : il n’a pas d’habit de lumière, le public n’est pas venu dans l’arène, il s’en fout, art pour l’art. C’est doux et violent en dessous, c’est digne, c’est bien lui : transcrire du Beethoven pour guitare, jouer ça au milieu de nulle part, c’est la bonne folie, celle que peut-être les autres enferment, mais qui te libère toi.

La partition de sa main, écrite pour le spectacle, l’étrange contraste entre le notes bien rondes, dessinées de caresses, et l’écriture fouettée vive des indications, « diminuendo poco a poco », « con molto allégria ». Voilà, c’est tout ce que je sais en dire : je ne sais pas lire le solfège (j’allais écrire : « l’algèbre »), je suis devant ses six feuillets âne sourd, brute bâtée : elle est là, la musique que tu cherches en vain dans les phrases, elle a toujours été là, c’est toi qui n’a ni le cœur ni les oreilles, sac d’hormones, de couilles et d’os, cul de plomb qui ne sait pas voler.

Je suis assis sur la plage, et les mouettes me narguent, et l’une d’entre elles s’appelle François ; le marchand de sable est passé, et mon château est bancal. C’est qu’il y manque six CD de Coltrane, j’y reviendrais.

Je suis resté quatre jours chez lui, lever, travail jusqu’à midi, repas puis promenade, re-travail, souper et alcool.

Je le revois le matin, salle de bains, se faire un garrot puis une piqûre…d’insuline. Les mêmes gestes exactement que pour l’héroïne quelques années plus tôt, mais cette fois il ne s’agit plus de planer, juste de survivre – il était diabétique au dernier degré, un seul oubli pouvait le tuer, un seul oubli l’a tué, c’est l’oubli qui tue n’est-ce pas.

Un oubli volontaire, il a voulu s’affranchir de toutes les chimies, il a pris ses risques, je suis à la roulette de mon corps et je joue sur le rouge. Ou un oubli stupide. Ou encore il est mort d’autre chose, je ne saurais jamais, je ne saurais même pas s’il est important de savoir.

Salle de bains torse nu ce corps pâle et massif, ce corps incomplet à qui il aura toujours manqué quelque chose, une substance sœur, un substitut d’amour. Le matin il buvait cinq grands bols de café très fort, le soir il remplissait son verre à bière de whisky qu’il avalait comme de l’eau. Avec ça jamais vraiment saoul, vif, attentif, rieur et doux : il savait boire. Il savait se taire, aussi ; il m’a appris.

J’aimais le voir s’échauffer les doigts au piano le matin, réveil des nerfs direct mélodie, gymnopédie.

J’aimais la mobilité de son visage dans le travail : d’abord les yeux écarquillés, la bouche bée, oui, oui, ça mord, elle est là au bout de ma ligne, la mélodie. Puis les yeux les mâchoires se serrent, il faut la tester, la brusquer, la salir, la salope, voir ce qu’elle a dans le ventre. Puis l’épurer : sourcils très haut bouche en O, caresse et tempo lentissimo, oui, oui, la magie est là.

Et parfois son brusque éclat de rire lorsqu’il se rendait compte qu’elle n’était pas de lui, la mélodie, mais d’une chanson, d’un film, d’une publicité : alors la tension de la concentration s’envolait d’un coup, il jouait l’air en boucle en renversant la tête, oiseau dans l’air, dans l’air léger de l’autodérision.

J’aimais le voir cuisiner, je n’ai jamais vu personne faire le gratin dauphinois à cette vitesse, peler, laver, couper avec une telle tension. Comme si chaque seconde passée dans l’utilitaire, ailleurs que dans le plaisir, était un trésor perdu, que cette perte lui causait une douleur physique. Vite, vite, la suite, on parle on mange, on boit on joue.

Il y a deux catégories d’hommes qui vivent comme ça : ceux qui ont frôlé la mort, ceux qui la sentent arriver.

J’aimais sa miraculeuse absence de snobisme : selon lui, le blues rock lui avait apporté le sens de la simplicité, le bon usage de la violence ; le jazz, la liberté formelle, le bon usage de l’inspiration ; le classique, le sens de la structure, le bon usage de Dieu (Ca l’avait beaucoup surpris de s’entendre dire ça, « le bon usage de Dieu »).

En tout cas pas de reniement, pas de hiérarchie : le musique, bordel.

J’aimais qu’il ne me donne jamais de leçon, bien qu’il fut de dix ans mon aîné ; il y avait bien sûr, une leçon derrière l’absence de leçon : la vie n’a aucun sens, démerde-toi.

Ou bien, en version longue : Je suis un homme malade, divorcé, que ses enfants n’aiment pas, un musicien raté qui donne des cours à de jeunes cons pour gagner que dalle, un mâle qui a perdu le goût de baiser, et pourtant je suis heureux, est-ce que ça a un sens ? Dans une vie antérieure, j’ai été un père et un mari attentif, et ça ne signifiait rien non plus, pas même être père. Dans une autre encore apprentie rock star, avec les filles et les seringues, sans commentaire. Le film n’a aucun sens, reste les instants, tu les connais, l’amour et l’art, multiplie-les, point barre. Elle est très bien ta Laetitia, elle est belle et gentille, garde-là. Et tu as du talent, sers-t’en vraiment, tu es encore en-dessous, en surface, en facile. L’amour et l’art vas-y à fond, ducon, le reste retourne poussière.

J’ai écouté ces conseils qu’il ne m’a pas donné, je ne les aurais sans doute pas écouté s’il les avait formulé.

Nos désaccords, les conversations où nous jouions faux, jamais ensemble, étaient rares, et d’autant plus intéressants :

Il y avait l’actualité politique, il ne s’y intéressait pas, tout lui semblait fade, dérisoire, indignes de la glorieuse radicalité du passé – mais la politique est ici et maintenant ; mais ce n’était pourtant pas si mal, les grandes grèves de l’hiver 95 (« Joyeux Bordel ! ») ; mais il n’avait pourtant que six ans en 68)

Sur le Moyen-Orient, il approuvait Israël jusque dans ses crimes commandités par l’Empire – Elohim, délivre les juifs de leur dette envers l’Empire ! ; mais il était fils de collabo, la propagande Shoah culpabilisatrice fonctionnait à fond sur lui.

Il s’étranglait d’indignation en me voyant lire Clausewitz, me conseillait de me faire psychanalyser – il adoptait pourtant, dans sa vie, une stratégie défensive d’autant plus rigoureuse qu’elle était contraire à sont tempérament ; mais il était fils de militaire, il y voyait les drapeaux et le sang, l’horreur concrète

Il pensait que les femmes sont amour et douceur, meilleures que nous mâles agressifs, donnant la vie et nous petits soldats la mort – j’ai une vision plus yin yang de la chose ; mais il avait peut-être frappé sa femme autrefois, ou culpabilisait de la laisser éduquer seule leurs filles.

François aurait 44 ans aujourd’hui ; j’observe que les hommes de cet âge que je connais, sans avoir eu la même vie, ont sur ces points les mêmes opinions : Le monde ne peut plus être changé, il est trop tard ; un juif, même botté casqué galonné meurtrier, reste une victime ; la pensée stratégique est la propriété exclusive des tyrans ; une femme, même une conne hystérique, nous est moralement supérieure. Comment ont-ils réussi à persuader une génération entière de ce tissu de conneries ?

François ne m’a jamais soupçonné d’être antisémite ou misogyne, ou de me prendre pour Napoléon : il me connaissait bien.

Deux jours avant l’enterrement, chez François. C’est l’été à la campagne, les oiseaux chantent la messe qu’il mérite, un air léger, encore, encore plus léger, délivrez-le du mal de la pesanteur, du plomb qui lui écrasait les épaules, de la culpabilité qui lui broyait le cerveau, encore, encore du chant .Ici-bas ce sera la terre et les vers, la mécanique et le calcul, moi pauvre humain je ne sais que pleurer, tissez, rossignols, mésanges, passereaux, le tapis volant sonore qui l’emportera, oui, emportez-le : il est des vôtres.

Son ex-femme trie les affaires, se tourne vers moi, me tend une pile de CD, « tiens, il voulait qu’ils te reviennent à toi après sa mort ». Mais alors il savait qu’il allait bientôt mourir ? Sa maladie était mortelle, ou bien il avait prévenu qu’il allait se suicider ? Elle est retournée à ses cartons, compte les assiettes, les bols, je ne saurais jamais le fin mot de l’histoire, mon château est bancal.

Je regarde les six CD de John Coltrane : Oui, oui, la pièce manquante du puzzle est là, je remets les titres des albums dans l’ordre, les traduis, voilà, le testament apparaît :

                                 Impressions

                                 Train bleu

                                 Expressions

                                 Des pas de géant

                                 Vaisseau de soleil

                                 Un amour suprême.

Norbert Martin

Cet article a été écrit pour la revue "DeSGénérations" n° 2, dont le thème était "fils de". Vous pouvez contacter son auteur à cette adresse : normartin@wanadoo.fr

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